Chercher le fondement d'une danse

Entretien

Chercher le fondement d'une danse

Josef Nadj autour de Full Moon

Pour Full Moon, vous travaillez avec sept des huit danseurs de votre création précédente, Omma, dans laquelle il était question de former un corps commun et pluriel pour des interprètes venus de différents pays du continent africain. Cette nouvelle pièce est-elle une suite ?

Quelque part c’est vrai, mais c’est avant tout la danse du rituel qui nous intéresse aujourd’hui, quelque chose de plus viscéral, hors du temps, plus terrien et plus personnel à la fois. On se demande : comment danser sa propre vie et sa propre mémoire ? On cherche des réponses à cette question dans l’histoire de la danse et antérieurement à cela, dans l’histoire de l’idée même de la danse, dans ce qu’il y a avant l’arrivée de la danse, avant même le premier geste. Je pense qu’il est possible de trouver une écriture contemporaine tout en cherchant le fondement d’une danse. Dans Omma, on a touché ça du bout des doigts et l’équipe a exprimé l’envie de poursuivre sur cette lancée avec moi. Elle sentait, tout comme moi, qu’il était possible d’élargir notre vision. Non pour faire forcément autrement mais pour trouver un contrepoint, une autre couleur, qui nous tire en avant. La première partie de la pièce évoque ainsi ces origines lointaines de la danse avec des apparitions qui portent en elles un germe, un devenir. Entre nous, on l’appelle d’ailleurs « le cosmos ». La partie suivante nous fait pleinement entrer dans ce rituel où on affirme qu’il s’agit d’un cycle, que l’envie de danser va revenir car elle est ancrée dans notre nature. Je pense qu’on a toujours au fond de nous la volonté d’entretenir cette flamme.

Est-ce ce désir profond de danse qui vous a fait remonter sur scène pour cette création ?

En répétitions est arrivée la figure de la marionnette. Elle a d’abord été signifiée par des objets : deux bâtons, des vêtements, comme un mannequin. Je ne sais pas si c’est ce désir, mais à un moment donné s’est cristallisée en moi l’idée que peut-être je pourrais endosser ce rôle-là et faire prendre l’espace à cette marionnette devenue vivante.
 


Parfois présente physiquement et souvent induite par votre gestuelle, la figure de la marionnette a d’ailleurs accompagné votre travail depuis toujours. Aujourd’hui, que représente ce personnage étrange, qui apparaît et disparaît, qui semble à l’écart du groupe tout en ayant des interactions avec lui ?

Je ne voulais pas coller une signification ou une explication précise à ce personnage mais je peux dire qu’il sait peut-être autre chose, qu’il veut transmettre, mais qu’il a besoin de l’énergie des autres pour continuer. Disons que c’est un messager qui vient de loin… Pour moi et les interprètes, il s’agit d’une sorte d’allégorie de notre histoire : je viens d’un pays de l’Est, derrière le rideau de fer, eux viennent de toute l’Afrique. Bien entendu, ceci est transfiguré ou métamorphosé, mais ça raconte que je suis seul, eux en groupe et qu’à un moment donné les deux univers se rencontrent…
 

« Il ne s’agit pas pour nous d’inventer les danses qui auraient pu exister ou d’imiter la musique, mais de réagir, de créer un langage, d’aller saisir des intentions profondes, l’énergie, le souffle, des vibrations. »


Ensemble, vous avez travaillé sur du jazz afro-américain des années 1950 à 1980. Qu’est-ce qui vous attire vers cette musique-là ?

Le jazz me fascine depuis très longtemps, j’en écoute énormément et cette musique était importante pour moi avant même que je commence la danse. Quelque part, je sentais que ce courant contenait beaucoup d’histoires. Les Afro-Américains ont en effet trouvé dans ces sons une forme de révolte ou de manifestation culturelle fondée sur leurs racines. En observant plus en profondeur cette histoire du jazz, j’ai constaté qu’à l’origine la musique était liée à la danse comme le swing, le boogie ou le be-bop car pour les Afro-Américains, jouer de la musique est aussi un acte de transformation d’une danse en son. Par la suite, les deux arts se sont éloignés et ont pris des chemins différents. Lors des premières répétitions, j’ai transmis aux danseurs mon goût pour cette écriture musicale et mon envie de dialoguer avec elle. Je leur ai fait écouter le travail de Charles Mingus surtout, mais aussi celui de Cecil Taylor ou Anthony Braxton, en pointant du doigt leur manière d’utiliser les structures, les changements dans les motifs, dans les comptes, comment ça s’ouvre par moments et se referme par d’autres. Il ne s’agit pas pour nous d’inventer les danses qui auraient pu exister ou d’imiter la musique, mais de réagir, de créer un langage, d’aller saisir des intentions profondes, l’énergie, le souffle, des vibrations. Quand les danseurs se sont confrontés à cette musique, ça a tout de suite généré une alchimie, la bascule s’est faite.
 

Vous demandez à vos danseurs d’aller chercher en eux un mouvement enfoui ou essentiel. Comment faites-vous advenir ces gestes-là ?

Ça arrive souvent quand le danseur se laisse aller, lorsqu’il arrive à se plonger dans un oubli des intentions. Dans les salles de répétition, lorsqu’on est en pleine recherche et que le corps reste engagé dans le mouvement, de temps en temps, inconsciemment, il saisit quelque chose. Moi, je regarde les danseurs et je pointe ce moment en disant : « Là tu as trouvé quelque chose, est-ce que tu te souviens, est-ce que tu sais ce qui se passe ? » Ces petits instants, on ne peut pas les forcer à surgir. Il faut plutôt mettre le corps dans un certain état, construire une ambiance favorable pour que ça jaillisse. Pour la création on utilise tout ça, j’organise ces instants, mais c’est un peu plus complexe que ça. J’associe aussi volontairement d’autres gestes pour trouver cet équilibre entre ce qui vient de l’inconscient et du conscient. Je m’inspire par exemple de gestes venus de traditions dansées du monde entier. J’ai cherché dans les fêtes, les folklores, les rituels en Afrique et dans d’autres endroits du monde comme le Moyen-Orient, l’Australie, l’Azerbaïdjan pour trouver des éléments gestuels communs ; comme cette vibration des genoux qui vacillent de l’intérieur à l’extérieur. Avec les danseurs, on a analysé ces gestes mais c’est presque plus facile pour moi, en ayant un œil extérieur, de repérer les fondements de ces danses.

Full Moon : ce titre est énigmatique, d’où vous vient-il ?

Tout au long du processus, la Lune a été présente dans notre esprit car Omma s’affilie au jour et cette nouvelle création à la nuit. Au départ, j’ai voulu composer la pièce selon les phases de la Lune, en vingt-huit parties. Ça ne s’est finalement pas passé comme ça mais j’ai conservé un rythme cyclique : quelque chose à la fin nous ramène immanquablement au début.

Propos recueillis par Léa Poiré en avril 2023.